Alternatives au système agro-industriel
Pour faire suite au ciné-débat du 7 octobre 2021 autour du film "Nul homme n’est une île" de Fédérique Marchais avec la participation de Mathieu Calame et Alejandra Flichman, on trouvera ici un dossier sur les alternatives au système agro-industriel.
EMISSIONS DE RADIO
[BIOMASSE
Un documentaire de Tao Favre, réalisé par Assia Khalid et Séverine Cassar.
France Culture, Série Une terre qui parle, 31/08/2021
Avec :
• Blandine Vue, chercheuse en histoire du paysage
• François Mulet, agriculteur
• Matthieu Calame, agroécologue
• Sylvie Monier, ingénieure agricole
• Charles Stepanoff, ethnologue
L’apocalypse climatique toque à la porte et voilà que, partout, il est question d’« énergies vertes ». Mais une transition énergétique n’est pas une transition écologique…
Après le néolithique, c’est l’autre grande révolution qui métamorphose le paysage : l’industrialisation. Et tandis que la ferme usine remplace les paysans, le monde bascule dans l’apocalypse écologique. Comme l’explique François Mulet : "Les terres ont été louées. Tout notre beau bocage, nos poiriers centenaires, etc., ont été passés au bulldozer. On a bouché les mares. On a tout brûlé, tout arraché et on a fait pousser du blé".
L’heure est désormais à la transition. Il faut abandonner le pétrole, passer d’un métabolisme minier à un autre, plus solaire. Les plantes, leur matière organique, leur biomasse, deviennent le centre d’une nouvelle révolution.
Mais une transition énergétique n’est pas une transition écologique. Et le remodelage des campagnes auquel on assiste n’est pas sans rappeler celui qui a accompagné la modernisation de l’agriculture. François Mulet se souvient : "Cette révolution bocagère, on peut la faire évoluer pour qu’elle soit un peu plus rentable, qu’on ait un travail moins laborieux. On la regrette par son aspect écologique, mais c’était quand même un boulot de bagnard".
Au XXe siècle, la France perd 70 % de ses haies et 90 % de ses mares. Après la seconde guerre, ¼ du territoire est remembré.
Une pensée dominante, dualiste, a créé une nature, simplifiée à l’extrême, que l’humain doit mettre en valeur et exploiter. Une pensée, aux racines culturelles profondes, qui, de l’héritage paysan, a décidément bien du mal à voir la modernité.
DE l’AGRICULTEUR EXPLOITANT AUX NEO-PAYSANS : L’AVENIR DU FERMAGE
France Culture, Série Repenser le travail, 7 mars 2017
Des agriculteurs exploitants à la production optimisée aux néo-paysans qui cherchent à recréer du lien avec le onsommateur, le secteur agricole pose aujourd’hui diverses questions. Quel est l’avenir de l’agriculture intensive ? Le salut de l’agriculture passe-t-il par l’agro-écologie ?
Pendant des décennies, l’agriculture s’est développée à des fins mercantiles, pour produire toujours plus à des coûts toujours plus faibles, sacrifiant la qualité et l’intérêt des consommateurs. Sans parler du bien-être animal. Pourtant, les limites de cette agriculture dite intensive sont aujourd’hui bien apparentes : la Révolution verte (fondée sur l’utilisation d’engrais chimique et l’utilisation de variétés sélectionnées pour leur rendement) a montré ses effets les moins reluisants - sur le plan environnemental bien sûr, mais aussi sur le plan économique et social -, entraînant avec elle une baisse spectaculaire du nombre de personnes employées dans l’agriculture.
Le monde rural ne cesse d’envoyer des messages d’alerte : le monde paysan est en crise, la plupart de ses agriculteurs sont au bord du gouffre, étouffés par des normes drastiques et des prix qui ne leur permettent pas de se maintenir et d’envisager sereinement l’avenir. Quel avenir pour le travail de la terre ? Pourquoi l’agriculture intensive a-t-elle tué l’emploi ? Et peut-on inverser la donne ? Le phénomène des anciens urbains convertis en nouveaux agriculteurs (appelés « néo-paysans ») pourra-t-il suffire ? Jusqu’où peut aller la « re-paysannisation » du monde ? Comment repenser le lien entre travailleur de la terre et consommateur ?
PORTRAITS PAYSANS
France Culture, Entendez-vous l’éco, 22 février 2018
Quand la caméra s’installe dans les champs et filme le quotidien et le travail des paysans... Utilisant aussi bien le prisme de la fiction que celui du documentaire, plusieurs films nous dressent le portrait d’agriculteurs. Galerie de visages qui disent le monde agricole contemporain.
Dernière émission de notre série sur l’agriculture et l’économie des champs… Une semaine entamée dans la Lumière des physiocrates - désireux de rétablir la grandeur du “royaume agricole” de France. Deux siècles plus tard, l’histoire de l’agriculture se confond avec celle de l’Union européenne et de sa politique agricole commune. Bousculée par les crises économiques et sanitaires et par les mutations du secteur, celle-ci tente, aujourd’hui encore, de réinventer un modèle qui allie efficacité et respect de l’environnement. Vaste programme, au milieu duquel émerge toujours une figure : celle du paysan-agriculteur. On le retrouve sans cesse, devant les caméras : sujet d’actualité, de documentaire ou de fiction. Mais entre l’image d’Épinal et la réalité qui nous est présentée, que connaissons-nous vraiment de son quotidien ?
"Le propre des sociétés capitalistes, c’est qu’elles sont extrêmement fragmentées, chacun d’entre nous fait une tâche très restreinte et la plupart des gens ont peu de connaissance et de compréhension des autres métiers. Ce n’est pas propre à la réalité agricole que les non-agriculteurs ne comprennent pas l’agriculture. […] Mais la différence, c’est que le monde agricole, lui, est encore porteur de projections du reste de la société." (Matthieu Calame)
Nous parlons des représentations du monde rural et du métier de paysan en compagnie d’Hubert Charuel, réalisateur du film Petit paysan, Isabelle Marinone, maître de conférences en histoire du cinéma à l’Université de Bourgogne et directrice de recherche à la Fémis, et Matthieu Calame, directeur de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’Homme, ingénieur agronome et auteur de Comprendre l’agroécologie. Origines, principes et politiques, publié aux éditions Charles Léopold Mayer.
UN MONDE HYBRIDE
France Culture, Série Une terre qui parle, 2 septembre 2021
Un documentaire de Tao Favre, réalisé par Assia Khalid et Séverine Cassar
Avec :
• Sébastien Blache, paysan
• François Mulet, agriculteur
• Fabrice Desjours, arboriculteur
• Matthieu Calame, agroécologue
« La terre en tant que communauté, voilà l’idée de base de l’écologie », écrivait en 1948, dans sa ferme du Wisconsin, Aldo Leopold.
Une communauté, pas celle de la politique agricole commune (PAC), mais celle d’une terre qui cesse d’être soumise au marché et où les paysannes et les paysans cessent d’être seuls et de se suicider. François Mulet affirme que : "Si tu n’as pas beaucoup de terres et que tu veux vivre, il faut faire des cultures avec des bonnes valeurs ajoutées. Ce qui a de la valeur ajoutée qui pousse vite, c’est le légume. Le maraîchage, ça fait partie des systèmes aujourd’hui qui peuvent permettre à beaucoup de gens de revenir vers le monde agricole.
Étendre la communauté par-delà l’humain ; c’est permettre au vivant d’exprimer ses puissances. D’ailleurs, Sébastien Blache affirme que c’est possible : "Je n’accepte pas que le loup mange mes brebis. Mais par contre, j’essaie de trouver des solutions pour arriver à cohabiter avec le loup, comme essayer de cohabiter avec les mouches. Je ne peux pas faire autrement. Je ne peux pas demander à éradiquer tout le vivant qui me pose des problèmes et la plupart du temps d’ailleurs, ne m’en pose pas". C’est découvrir un paysage nouveau, plus épais, plus porteur. Une invitation aussi, à repenser les catégories rigides du sauvage et du domestique, non plus dans le cadre dualiste d’une nature et de ce qui ne serait pas la nature, mais dans une toile hybride, faite de compénétration et de mutualismes. On retrouve alors, la possibilité d’une sensibilité au vivant, à son prodige, ses métamorphoses. En définitive, on passe du muet au parlant ; en se servant d’un levier principal : l’agriculture.
DES CITOYENS QUI CHANGENT LE MONDE : LE SENTIER CÔTIER ET LA VIGNE
France Culture, Les pieds sur terre, 6 mai 2021
À Listrac, dans le Médoc, la villageoise Marie-Lys Bibeyran mène un combat contre les pesticides. Ancienne étudiante en droit, elle est vite revenue travailler dans les vignes. En 2008, son frère tombe malade : malheureusement, c’est un cancer rare. Le choc est d’autant plus grand que ce cancer serait probablement lié à son travail. Il décède quelques mois plus tard, en 2009. Marie-Lys veut alors creuser la question des pesticides. Sa formation en droit l permet d’engager une procédure, et celle-ci est rendue publique grâce à un article publié dans Sud-Ouest : « Ça a été un choc dans le Médoc. C’est la première fois qu’on parlait du lien entre cancer et pesticides pour un ouvrier agricole, et qui plus est un salarié. »
Marie-Lys sait qu’elle risque son emploi, mais ignore les autres risques : une pluie de menaces, de lettres, et autres formes d’harcèlement tombe sur sa famille. « On m’a dit de faire attention, car « un coup de fusil c’est vite parti ». C’était inévitable. »
En mai 2014, alors que des enfants jouent dans une cour, ils sont intoxiqués. L’institutrice est un « électrochoc », souligne la villageoise, malgré les tentatives de certains exploitants d’étouffer l’affaire.
AGRICULTURE : LE RETOUR DES PAYSANS ?
France Culture, Dimanche et après, 26 février 2017
Crises de filières en série, désertification des campagnes, questions écologiques... Notre modèle agricole est-il à la fin d’un cycle ? Les modèles plus durables peuvent-ils transformer le monde rural ?
Eleveurs du Cantal préparant un taureau pour un concours lors du Salon international de l’agriculture.
Dimanche et après est en direct du stand MSA au 54e Salon International de l’agriculture, dans un pavillon 4 bien calme : c’est celui de la basse-cour mais la grippe aviaire H5N8 a chassé poules, canards et dindons. On a mis à la place 600 lapins. Et ce n’est que l’une des nombreuses crises de 2016 dont on parle ici : crise du lait, de la viande, de la production céréalière… les agriculteurs ont été pris en étau entre la guerre des prix et le changement climatique.
Alors que la campagne présidentielle patine au démarrage, ce passage obligé des candidats pourrait être l’occasion de livrer un diagnostic clair et de faire des propositions qui brillent plutôt jusqu’ici par leur absence. Car s’il y a un consensus, c’est que le modèle agricole français est à bout de souffle et sa réforme demande une vision de long terme.
Le quinquennat qui s’achève a bien promu l’idée d’agro-écologie… on apprenait d’ailleurs cette semaine que le volume des terres consacrées à la culture Bio avaient augmenté de 16%. Pourtant, une autre réalité s’impose : celle de l’agro-industrie et de sa production de masse au profit de l’exportation, au détriment des agriculteurs réduits à l’état de simples agents de production qui ne peuvent dégager du profit qu’à travers des économies d’échelle. D’ailleurs les exploitations agricoles sont de moins en moins nombreuses, de plus en plus grandes et concentrées, l’archétype étant évidemment la ferme des 1000 vaches.
A la recherche d’un modèle alternatif, certains proposent de revenir à une approche plus modeste, prônent le circuit court, l’approche raisonnée. Mais est-ce viable dans la mondialisation ? Faut-il vraiment souhaiter le retour des paysans ?
PAC : QUEL NOUVEAU CAP POUR L’AGRICULTURE ?
France Culture, L’invité des matins avec Mathieu Calame etJean Christophe Bureau, 25 juin 2021
Une question simple, mais qui semble présider à toutes les discussions et négociations politiques à échelle européenne comme française aujourd’hui : peut-on concilier une agriculture “verte” et qui soit rentable pour les professionnels ?
Les États membres de l’Union européenne ont entamé un ultime round de négociations ce 24 juin 2021 à Bruxelles pour trouver un accord sur la nouvelle politique agricole commune (PAC). En mai dernier, ils avaient échoué à s’entendre sur des règles communes qui assurent une transition environnementale sans fragiliser les revenus des agriculteurs.
Ces discussions à l’échelle européenne se télescopent avec des débats français autour d’une nouvelle loi sur l’organisation du secteur agroalimentaire, destinée à assurer des revenus décents aux professionnels, et à l’adoption d’un « plan d’action climat » par le ministère de l’Agriculture.
Pour parler de ces sujets, Guillaume Erner reçoit Matthieu Calame, ingénieur agronome, auteur de Enraciner l’agriculture : Société et systèmes agricoles, du Néolithique à l’Anthropocène (PUF, 2020), et Jean-Christophe Bureau, professeur en économie à AgroParis Tech, co-auteur avec Sophie Thoyer de « La politique agricole commune », ed. La découverte.
Le bilan de la loi EGalim
La proposition de loi EGalim 2 a été déposée à l’Assemblée nationale par le groupe LREM, trois ans après la loi EGalim 1. Pour Matthieu Calame, cette nouvelle proposition est un aveu d’échec dans l’ambition de la première loi à partager la valeur ajoutée au sein de la filière ali entaire. C’était d’ailleurs l’une des grandes nouveautés de cette loi que de s’intéresser non pas seulement au secteur agricole mais alimentaire. « EGalim 1 avait aussi permis de faire entrer les collectivités locales dans la filière. La grande nouveauté : des appels d’offres pour plus de produits bio ou l’incitation pour les collectivité locale à moins consommer de viande. » Matthieu Calame
Pour Jean-Christophe Bureau la loi EGalim porte l’ambition de réguler les rapports entre les agriculteurs et les acteurs de la grande distribution. « Ce qui est choquant pour un économiste, c’est qu’il y a des centrales de supermarché très
concertées qui font des accords entre elles pour négocier contre les agriculteurs qui n’ont pas de pouvoir de marché. Jean Tyrole avait conseillé non pas de renforcer le pouvoir des agriculteurs mais d’organiser la concurrence dans les centrales d’achat. Face à cette concentration, l’initiative européenne est de renforcer le pouvoir des agriculteurs. » Jean-Christophe Bureau
« En France, il y a la loi EGalim de 2018 qui essaye d’organiser des relations plus équitables. Ce qui a bien fonctionné, c’est notamment que les prix d’achat par les supermarchés doivent refléter les coûts de production. » Jean-Christophe Bureau
À quand une politique agricole écologique ?
Matthieu Calame rappelle que la politique agricole en place depuis les années 1950 est une politique d’industrialisation de l’agriculture dont l’héritage se fait encore sentir aujourd’hui avec des politiques publiques très peu tournées vers l’environnemental. Par exemple, il existe autant d’aides pour l’agriculture avec des produits chimiques que pour l’agriculture biologique car les aides se comptent en hectares. « Les pouvoirs publics voulaient que cela change mais nous avons ce qu’on appelle des complexes agro-alimentaires. C’est l’affrontement des complexes qui les fait bouger les uns par rapport aux autres, ce qui fait que l’envie du citoyen est rarement le facteur qui influe le plus sur la PAC. » Matthieu Calame
Avec les dernières élections européennes, les élus écologistes ont pourtant acquis plus de pouvoir. Ils s’alertent du manque d’ambition environnementale et du risque d’une course au moins-disant écologique. Jean-Christophe Bureau pointe notamment la Pologne ou la Hongrie pour lesquels les aides sont davantage dirigées vers l’investissement que la transition écologique. « On est très en deçà d’une vraie ambition. L’autre point qui gêne le Parlement et la Commission, c’est le Green Deal, portée par la Commission, et qui donne un cadre d’évolution des politiques européennes. Dans ce Green Deal, il y a tout un volet agro-alimentaire et agricole qui, en plus, a été renforcé par le plan de relance européen pour lutter contre la crise. Donc il y a aujourd’hui un décalage entre la PAC qui n’a aucune ambition environnementale et ce Green Deal » Jean-Christophe Bureau
CLAUDE AUBERT : LE PIRE ENNEMI DE LA BIO, C’EST LA BIO INDUSTRIELLE
France Culture, Entretien par Anne-Laure-Chouin, 7 septembre 2021
Pour Claude Aubert, ingénieur agronome pionnier de l’agriculture biologique, l’agriculture en général et la bio en particulier sont à un tournant. Il se confie à l’heure où la France accueille pour la première fois le Congrès Mondial de l’agriculture biologique à Rennes (du 6 au 11 septembre).
Des balbutiements de l’agriculture bio en France à son essor sur le marché de la consommation alimentaire, quarante ans ont passé. Quarante années pendant lesquelles des pionniers ont tenté de faire valoir l’intérêt d’une agriculture respectueuse des sols et de la biodiversité. Claude Aubert est de ceux-là : pris pour un original à ses débuts, il est aujourd’hui considéré comme un précurseur. Cet ingénieur agronome a dédié sa vie à promouvoir l’agriculture biologique sur des bases scientifiques. Retraité, il continue à écrire des livres sur le sujet. Et il estime que la bio, comme on dit, est aujourd’hui à un tournant de son histoire.
Quel parcours vous a amené à vous intéresser à l’agriculture biologique alors qu’elle n’était que balbutiante ?
Je suis agronome de formation, j’ai donc fait "Agro" comme on disait à l’époque (une école d’ingénieur agronome NDLR). À la sortie de mes études, à la fin des années 50, j’ai ensuite travaillé pour une société d’études (la SEDES) qui s’occupait de développement agricole en Afrique. Pendant trois ans, j’ai donc planché sur des projets africains et je me suis rapidement posé des questions. Je savais qu’en conditions tropicales les sols maltraités perdaient très rapidement leur teneur en matière organique. Or c’était le moment où, en Afrique, on commençait à préconiser les engrais chimiques, le labour et les pesticides. En en voyant les effets - perte de la teneur en matière organique des sols - je me suis dit que, manifestement, ce que l’on m’avait appris pendant mes études, ne marchait pas très bien en pays tropical. Puis, je me suis demandé : cela marche-t-il bien chez nous, en pays tempérés ? Il faut savoir que pour détruire un sol en conditions tropicales, il suffit de quelques années. En conditions tempérées, il faut toute une génération. Mais à l’époque des 30 glorieuses, où l’on découvrait l’utilisation généralisée des pesticides et des engrais, où les rendements agricoles étaient démultipliés, on ne pouvait pas ou on ne voulait pas s’en apercevoir. Tout était merveilleux.
À l’époque, il n’y avait donc pratiquement pas d’agriculture biologique en France, sauf deux associations dont une qui s’appelait Nature et Progrès. Je l’ai connue tout à fait par hasard via un agriculteur dont j’ai oublié le nom. Il m’a demandé si je connaissais l’agriculture biologique, je n’en avais jamais entendu parler. Mais comme je me posais sérieusement des questions sur ce que l’on m’avait enseigné, j’ai voulu savoir ce dont il s’agissait. Cela m’avait l’air sympathique mais je suis prudent de nature, donc je suis parti dans les pays qui la pratiquaient et qui avaient dix ans d’avance sur nous : l’Allemagne, l’Angleterre et la Suisse. J’ai fait mon petit tour d’Europe en rencontrant des associations et des agriculteurs. Et je me suis très vite convaincu que c’était la bonne voie. J’ai finalement laissé tomber ma société d’études et je me suis investi à fond dans Nature et Progrès.
Ces agriculteurs qui pratiquaient déjà l’agriculture biologique, quel avait été leur cheminement ?
À l’époque, il y avait déjà deux façons de voir les choses : peut-être avez-vous entendu parler de l’organisation Lemaire-Boucher, la toute première organisation qui a fait la promotion de l’agriculture biologique en France. Cette organisation avait une optique commerciale, elle vendait des engrais organiques notamment.
Et puis il y avait un petit groupe d’agriculteurs qui faisaient partie de la Soil Association, une association britannique qui avait plus d’expérience. En tout cas, une grande partie des agriculteurs qui se sont convertis dans ces années-là l’ont fait parce qu’ils constataient que leurs animaux avaient de plus en plus de problèmes de santé. C’est à travers la santé de leurs élevages qu’ils se sont convaincus que ce qu’on leur avait appris ne fonctionnait pas. Le reste, c’est-à-dire l’impact des pesticides et engrais chimiques sur la santé et l’environnement, est venu après.
En agriculture biologique, tout vient du sol (...) Du sol dépend la santé des plantes, des hommes et des animaux.
Comment définiriez-vous aujourd’hui ce que doit être l’agriculture biologique ?
Deux éléments la définissent de manière négative, deux fondamentaux du cahier des charges : pas de pesticides et pas d’engrais chimique. Mais la base de la base, celle que nous ont transmises les pionniers qui ont commencé à y réfléchir dès la période de l’entre-deux-guerres, c’est le sol. Tout vient du sol. Toute agriculture digne de ce nom devrait partir de
l’entretien de la fertilité du sol. D’ailleurs, ce sont ces pionniers qui ont inventé le compostage par exemple. Aujourd’hui, cette base reste fondamentale : du sol dépend la santé des plantes, des hommes et des animaux. Aujourd’hui, cela a abouti à ces règles qui peuvent apparaître un peu arbitraires : aucun pesticide chimique et aucun engrais chimique. Le premier cahier des charges de la bio selon ces principes a été écrit par les Anglais. Il a ensuite inspiré tous les autres.
Revenons à votre parcours suite à votre "conversion" si l’on peut dire : pendant des années, vous vous êtes dédié à la promotion de la bio...
Oui. D’un côté, j’ai commencé une activité de conseil pour les agriculteurs souhaitant se tourner vers la bio. De l’autre, j’ai œuvré à travers Nature et Progrès à l’information du grand public, agriculteurs et surtout consommateurs. À l’époque, le président de Nature et Progrès avait réussi, alors qu’on n’avait pas d’argent, à louer le Palais des Congrès de Paris pour organiser un grand congrès, qui a signé nos débuts médiatiques. C’était en 1974 je crois, et c’est à ce moment-là que l’on a commencé à parler de nous dans la presse et à susciter de plus en plus d’intérêt. Intérêt bienveillant de l’opinion, mais intérêt très critique de la profession.
Comment étiez-vous perçu à l’époque par le milieu agricole et les instances de recherche agronomique ?
Comme des hurluberlus, des abrutis, des gens qui voulaient retourner à l’agriculture du siècle dernier. Vraiment sans aucunes nuances. Il n’était même pas question d’en débattre, notamment au sein de l’INRA (Institut National de la Recherche Agronomique). Je me souviens qu’après 1968 j’étais invité dans des amphis par des étudiants en agronomie, qui aimaient bien tout ce qui était contestataire, or nous contestions le modèle agricole dominant. Mais il n’y avait jamais un professeur dans la salle. Une ou deux fois l’un deux venait me dire "Alors M. Aubert, on sèche les cours à l’Agro ?" ou bien "Avez-vous décidé quelle partie de la population française va mourir de faim quand votre système sera mis en place ?" C’était de ce niveau. Je me rappelle très bien que, beaucoup plus tard, quand l’Inra a commencé à s’intéresser et à étudier l’agriculture biologique, je leur ai demandé pourquoi au lieu de critiquer ils n’étaient pas venus voir sur le terrain ce qui se passait, pourquoi ils n’avaient pas fait d’essais comparatifs ? On m’a répondu qu’on pensait que la bio était une mode et qu’on supposait qu’elle allait passer.
Ce n’est pas passé, heureusement, mais l’Inra a mis beaucoup de temps à s’y intéresser sérieusement. La bio, elle, a commencé à se développer fortement dans les années 90, trente ans après les débuts. Ce qui est sûr en tout cas c’est que nous étions considérés comme des farfelus.
Beaucoup pensent toujours, comme à l’époque, que l’agriculture biologique n’est pas en capacité de nourrir toute la population d’un pays comme la France.
Oui, parce que les rendements en bio étaient plus faibles, et le sont toujours d’ailleurs, quoiqu’aujourd’hui ce ne soit plus vrai pour certaines cultures. Mais les gens calculaient mathématiquement qu’on ne produirait pas assez pour nourrir une population, ce qui est faux, et démontré aujourd’hui par plusieurs études parues récemment. Mais il faut se remettre dans le contexte : à l’époque, les rendements dans tous les domaines, particulièrement dans l’agriculture, étaient multipliés par quatre. On s’est mis à exporter beaucoup et l’argument était aussi qu’avec l’agriculture bio on ne pourrait plus exporter. J’ai connu des directeurs de recherche qui ont passé leur vie à démontrer que l’agriculture bio ne présentait aucun intérêt, que les produits n’étaient pas de meilleure qualité, etc. À l’époque, malheureusement, on n’avait pas beaucoup d’éléments pour prouver qu’ils se trompaient.
Le fait est que trente ans plus tard l’agriculture biologique existe toujours, et surtout, elle a démontré qu’elle avait des résultats intéressants. La bio a fait sa place dans les instituts de recherche qui l’examinent de façon aussi rigoureuse que l’agriculture conventionnelle, elle a prouvé qu’elle reposait sur des bases scientifiques solides.
Sur ce point-là votre rôle a été majeur...
Majeur je ne sais pas, mais significatif oui. En 1972, j’ai publié un petit ouvrage qui s’appelait "L’agriculture biologique, pourquoi et comment la pratiquer." Il avait pour objectif justement de démontrer les bases scientifiques de la bio. Beaucoup de gens que je rencontre aujourd’hui me disent que c’est grâce à ce livre qu’ils ont découvert l’agriculture biologique. J’ai essayé d’expliquer par exemple pourquoi et comment cette agriculture se passait d’azote de synthèse mais trouvait d’autres sources d’azotes naturelles pour pousser. Le fait d’expliquer cela rationnellement et scientifiquement a beaucoup aidé.
Aujourd’hui, la bio est en plein essor, à la fois en termes de consommation et de production : est-ce parce que l’agriculture conventionnelle a montré ses limites ?
Il y a deux phénomènes parallèles : d’un côté, les données scientifiques prouvant l’intérêt de l’agriculture biologique pour la santé, pour l’environnement et pour le maintien de la fertilité des sols, se sont accumulées. De l’autre, les preuves des effets catastrophiques de l’agriculture conventionnelle se sont accumulées. C’est l’addition de ces deux accumulations qui a permis que la bio se développe et soit prise au sérieux, même si elle est encore loin d’être dominante. Et puis il y a ces consommateurs qui acceptent de payer plus cher les produits issus de cette agriculture plus respectueuse des sols. Ce sont eux qui tirent le développement de la bio.
À l’heure où la France accueille le 20e Congrès Mondial de la Bio, diriez-vous que votre combat est gagné ?
En tout cas nous sommes arrivés à démontrer l’intérêt de cette agriculture. Mais rien n’est gagné sur le plan de la consommation et de la production puisque les produits bio, même s’ils se développent fortement, représentent toujours une minorité des produits consommés. Et puis la bio reste une affaire de pays riches, même si les pays du sud le pratiquent de plus en plus, mais pas assez. Bref, l’agriculture industrielle reste dominante.
Une partie de l’agriculture biologique a été dévoyée : elle est restée biologique en regard du cahier des charges, mais elle s’est industrialisée dans ses principes.
Quels sont les défis majeurs que doit relever aujourd’hui cette agriculture biologique ?
De façon générale, l’agriculture est à un tournant majeur de son histoire : dans certains domaines de l’agriculture conventionnelle, les rendements non seulement n’augmentent plus mais commencent à baisser, les effets du réchauffement climatique sont manifestes, bref, il va falloir faire des choix. Mais la situation est compliquée. Notamment, à mon avis, parce qu’une partie de l’agriculture biologique a été dévoyée : elle est restée biologique en regard du cahier des charges, mais elle s’est industrialisée dans ses principes. En oubliant ce qui faisait la base de l’agriculture bio : une certaine rotation des cultures, de la biodiversité dans les champs, des exploitations en polyculture élevage etc.
Aujourd’hui, une partie des agriculteurs bio ont adopté les schémas conventionnels (monoculture par exemple). Ce qui fait qu’elle est mal considérée par d’autres agriculteurs qui eux estiment qu’il vaut mieux, par exemple, faire une agriculture de conservation des sols (ACS), et que c’est ça l’avenir et non pas la bio. Bref, je pense qu’aujourd’hui le pire ennemi de la bio, c’est la bio industrielle. Une agriculture certes biologique, mais pas durable.
Vous n’êtes pas le seul à déplorer ce phénomène. Que faut-il faire à votre avis ? Quels outils utiliser ?
Il faudrait peut-être améliorer le cahier des charges de l’agriculture bio. Aujourd’hui par exemple, on n’y inclut pas la biodiversité dans les cultures. C’est totalement aberrant. À l’époque, ça ne l’était pas parce que tous les agriculteurs en bio étaient des fermes de polyculture élevage, ce qui entretenait naturellement une biodiversité. Mais lorsque cette bio a commencé à se spécialiser, tout cela a disparu. Et changer ce cahier des charges aujourd’hui pour 27 pays est loin d’être évident.
Autre problème imp ortant à mes yeux : on a fini par complètement séparer l’agriculture de son objectif premier qui est l’alimentation. Ces dernières années plusieurs scénarios ont été démontrés au niveau européen qui montrent que l’agriculture biologique peut tout à fait nourrir l’Europe, à une condition : diviser par deux notre consommation de produits animaux, et en particulier de viande. Tant qu’on n’aura pas compris qu’il faut changer nos habitudes alimentaires - attention je ne parle ni de végétarisme ni de véganisme, pour moi consommer de la viande de bœuf par exemple, est très important - mais tant qu’on n’aura pas compris qu’il faut arrêter de manger de la viande tous les jours, on ne pourra jamais généraliser l’agriculture biologique. Nous avons pris des habitudes alimentaires déconnectées des possibilités de nos sols. L’information commence à faire son chemin, via notamment les programmes Nutrition Santé, qui préconisent par exemple dans leur dernière mise à jour, de manger plus de céréales. Mais la majorité n’est pas encore convaincue.
BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE
• Comprendre l’agroécologie : origines, principes et politiques, par Mathieu Calame, Editions Charles Léopold Mayer, 2016
• Enraciner l’agriculture Société et systèmes agricoles, du Néolithique à l’Anthropocène, par Matthieu Calame, septembre 2020, PUF
• Paysans malgré tout ! par Estelle Deléage, Ecologie & Politique, Presses de Sciences Po, 2005
• Le business est dans le pré, de Aurélie Trouvé, Fayard, 2015
• Les néo-paysans de Lucile Leclair et Gaspard d’Allens, Seuil, 2016
• Les agriculteurs dans la France contemporaine par Céline Bessière, Ivan Bruneau et Gilles Laferté, Sociétés contemporaines, Presses de Sciences Po, 2014
• Portraits de paysans par Christine Mauduit, Cahiers des études anciennes, 2015
• La Terre d’Emile Zola, BnF Gallica, 1887
• Pourquoi parle-t-on de « transition » écologique ? Article de Catherine Larrère, philosophe, paru dans The Conversation, février 2021.
• Pour « sauver la planète », l’industrie tue les campagnes. Tribune de Blandine Vue publiée par le quotidien de l’écologie, Reporterre (octobre 2019).
• La bioéconomie : vers une nouvelle organisation des systèmes agricoles et industriels ? Paul Colonna & Egizio Valceschini. In : Transformations agricoles et agroalimentaires : Entre écologie et capitalisme, éd. Quæ, 2017.
• La haie champêtre : un outil agricole, article de Julien Hoffmann, rédacteur en chef de DEFI-Écologique, 2019
• Les haies sont en danger (et la biodiversité avec). Article d’Allain Bougrain-Dubourg, mis en ligne sur le site de Charlie Hebdo en mai 2021.
• Liste rouge des espèces menacées en France sur le site de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature, 2020.
FILMOGRAPHIE SELECTIVE
"Il y a une forme mythifiée de la paysannerie et de la figure du paysan au cinéma, notamment dans le cinéma documentaire, essentiellement à partir des années 40 où la paysannerie revient. C’est un terme politique qui, au cinéma, sera vu surtout à partir d’un film fondateur : ’Farrebique’ de Georges Rouquier et qui va mettre en scène la paysannerie." (Isabelle Marinone).
• Notre pain quotidien, King Vidor (1934)
• Farrebique, Georges Rouquier (1946)
• Riz amer, Giuseppe De Santis (1949)
• Nuages d’été, Mikio Naruse (1958)
• Les Moissons du ciel, Terrence Malick (1978)
• Biquefarre, Georges Rouquier (1984)
• Les Glaneurs et la Glaneuse, Agnès Varda (2000)
• Les Terriens, Ariane Doublet (2001)
• Profils paysans, Raymond Depardon (2001-2008)
• Retour en Normandie, Nicolas Philibert (2007)
• La Vie moderne, Raymond Depardon (2008)
• L’Apprenti, Samuel Collardey (2008)
• Bovines, ou la vraie vie des vaches, Emmanuel Gras (2011)
• Tous au Larzac, Christian Rouaud (2011)
• Volta à terra, João Pedro Plácido (2016)
• Les Gardiennes, Xavier Beauvois (2017)
• Visages Villages, Agnès Varda et JR (2017)
• Seule la terre, Francis Lee (2017)
• Petit Paysan, Hubert Charuel (2017)
• Traits de vie, Sophie Arlot et Fabien Rabin (2018).
• La terre des hommes, Sophie Arlot et Fabien Rabin (2018).
QUELQUES ASSOCIATIONS ER MEDIA SPECIALISES
Splann ! est une association de loi 1901 dont l’objet est de produire des enquêtes journalistiques d’utilité publique en Bretagne et dans le monde, en français et breton. Son siège est établi à Guingamp, dans le Trégor (Côtes-d’Armor).
SCOP Terre vivante Il y a près de 40 ans, nous semions la première graine de jardinage bio... Depuis, nous la cultivons avec passion et engagement à travers des livres de jardinage, le magazine les 4 saisons et des jardins écologiques dans les Alpes. Nous avons aussi investi les champs de l’alimentation et de la santé, du bien-être et de la maison écologique.
Association pionnière de l’agriculture biologique, pour Nature et Progrès, l’agriculture biologique va bien au-delà d’un simple label et inclut des valeurs d’équité, de proximité, d’autonomie et de partage en pensant le système de manière globale. Elle est conçue comme un projet de société agricole et alimentaire alternatif et participatif, respectueux du vivant : la nature dont les animaux et l’Humanité.
La mission d’IFOAM (International Federation of Organiic Agriculture Movements) est de fé dérer et d’assister le mouvement bio dans toute sa diversité. Son objectif : l’adoption dans le monde de systèmes qui soient cohérents écologiquement, socialement, et économiquement. A l’heure actuelle, 750 structures sont membres de l’IFOAM, dans 116 pays. Afin d’accomplir sa mission, IFOAM a mis en place des commités et groupes thématiques, allant de la définition de cahiers des charges à la promotion de l’agriculture biologique dans les pays en voie de éveloppement.
Terre de liens est né en 2003 de la convergence de plusieurs mouvements liant l’éducation populaire, l’agriculture biologique et biodynamique, la finance éthique, l’économie solidaire et le développement rural. Pour permettre à des citoyens et des paysans de se mobiliser et d’agir sur le terrain, le mouvement a inventé de nouveaux outils de travail capables d’enrayer la disparition des terres et de faciliter l’accès au foncier agricole pour de nouvelles installations paysannes. Ces outils sont à la portée de tous, de sorte que chacun puisse s’impliquer de façon effective dans l’avenir de nos fermes et de notre agriculture.